Que diriez-vous d’une maison avec piscine sur un territoire occupé illégalement par Israël en Cisjordanie ? À Montréal, au Canada, le média indépendant Pivot s’est infiltré dans une synagogue où avait lieu une foire immobilière dans laquelle des informations sur de tels projets étaient disponibles en dépit du droit international. Plus d’une semaine plus tard, un événement identique était organisé à Paris. Blast s’y est infiltré à son tour.
Oona Barrett est journaliste pour Pivot, un média francophone indépendant du Québec. Elle décide d’infiltrer cet événement pour constater par elle-même si de tels projets sont véritablement proposés sur le sol canadien au sein-même d’un lieu de culte.
“Il s’agissait d’une vraie foire immobilière avec plusieurs stands d’avocats, de spécialistes en taxation et surtout d’agents immobiliers”. “Je ne pouvais pas me présenter en tant que journaliste. Je me suis inventée une histoire. J’ai dit que ma mère était israélienne et qu’elle m’envoyait, étant étudiante internationale, pour récupérer de l’information.”
“J’ai ce nouveau projet qui sera prêt dans 32 mois” lui présente en anglais la promotrice d’une agence immobilière basée à Jérusalem.
“C’est à Efrat, dans la nature, il y a beaucoup de champs. Il comporte 32 propriétés, de six pièces à plus. Certaines d’entre elles disposent de piscines privées chauffées […] Et bien sûr, vous disposerez d’un ‘mamad’, c’est une pièce sécurisée pour se protéger lors des alertes”.
Dans des enregistrements que s’est procuré Blast en collaboration avec Pivot, un avocat insiste de son côté :
“Si vous achetez à Efrat, c’est 100% légal […] Vous pourrez avoir une hypothèque dans toutes les banques d’Israël. […] L’intérêt à Efrat, c’est que pour les étrangers, il n’ya pas de taxe à l’achat à payer. C’est 8% moins cher.”
L’ambiance y est identique. Des promoteurs et des conseillers viennent tout au long de la journée à la rencontre de la centaine de visiteurs venus chercher des informations pour investir en Israël. Des entretiens, des brochures, des cafés distribués… Mais la Cisjordanie semble absente cette fois des pancartes publicitaires. Les mentions de colonies en Cisjordanie ont même disparu de l’écriteau de l’agence rencontrée par notre consœur au Québec. Lors des caméras cachées de notre équipe sur place, presque pas d’information disponible sur des projets en Cisjordanie, donc.
Certains agents immobiliers répondent à nos questions de faux acheteurs potentiels : “Moi je n’ai pas envie de rentrer dans des problèmes. […] Si demain le terrain est rendu ? Je fais quoi ?” admet le premier tandis qu’un second reconnait ne pas avoir prospecté en Cisjordanie mais se veut rassurant : “Ah si, vous pouvez acheter là-bas. Je peux me renseigner si vous voulez.”
“Au regard du droit international, des conventions de Genève, de la Charte des Nations Unies, ce qui est interdit en France est interdit aux États-Unis, au Canada et ailleurs dans le monde”
réagit l’avocat spécialisé en droit international et ancien chef du bureau juridique de UNRWA à Gaza, Johann Soufi.
“La différence, elle est peut-être dans la culture de la volonté américaine ou canadienne de trouver aujourd’hui le filon, de considérer qu’il y a une bonne opportunité financière à faire.”
“Il faut distinguer deux types de lois. Le premier, c’est le droit international qui interdit de manière très explicite, et ça depuis la Charte des Nations Unies, l’annexion par la force d’un territoire […] on l’a rappelé encore au moment de l’annexion de la Crimée par la Russie”
insiste cet ancien inspecteur des Nations Unies passé par l’Ukraine, le Rwanda, le Mali ou encore le Liban.
“Maintenant, au niveau du droit national, par définition, on ne peut pas faire un contrat dont l’objet serait illicite. Et donc, s’il y a effectivement des contrats de vente de terrains qui n’appartiennent pas à ces personnes-là, c’est un contrat qui n’a absolument aucune valeur et qui est donc illégal non seulement au regard du droit international, mais au regard du droit national.”
“une maison sur la plage, ce n’est plus un rêve”, “notre équipe vous dit bonjour depuis Gaza”, “maintenant des lots en prévente”.
Contactée par Checknews, l’agence a affirmé qu’il ne s’agissait en rien “d’une campagne commerciale” mais d’une “parodie” et d’une action de “sensibilisation” pour “ouvrir une discussion”.
“On reste aux frontières de ce qui est une plaisanterie et de ce qui est en réalité un réel projet.” réagit l’avocat en droit international Johann Soufi. “C’est aussi le fruit de l’ambiguïté du discours des dirigeants israéliens. […] C’est toute cette ambiguïté en réalité, qui sont un peu comme des bouées lancées, où on voit la réaction aussi de la communauté internationale et de l’opinion publique et où on voit jusqu’où on peut aller et ce qui est de l’ordre du tolérable et ce qui est de l’ordre de l’intolérable. […] On pourra toujours se retrancher derrière l’argument humoristique, mais je ne crois pas que faire de l’humour sur le fait de participer et d’être complice de crimes de guerre, soit un argument commercial”.
700 000 colons israéliens de la Cisjordanie à Jérusalem-Est
“Techniquement, la Cisjordanie n’a pas réellement de frontière dans le sens d’une frontière internationalement reconnue”, explique Véronique Bontemps, anthropologue au CNRS. “Ce qui est généralement considéré comme les ‘frontières’, c’est ce qu’on appelle la ligne verte. Cette ligne verte correspond à la ligne d’armistice décidée en 1949 par les accords d’armistice. […] Ensuite, en 1967, au moment de ce la guerre des Six jours, qui a été cette guerre éclair qui a permis à Israël d’occuper la Cisjordanie et Gaza […] Elle a militairement occupé ces deux territoires et a mis en place une administration civile pour gouverner les populations de Cisjordanie.”
“Il y a trois types de colons” décrit cette spécialiste des sociétés palestiniennes.
“Il y a les colons qui se sont installés là par vocation religieuse, qui pensent que c’est le territoire des juifs. Vous avez des colons dits nationalistes, pour qui le fait de s’implanter sur ces territoires, c’est une pratique pour étendre le grand Israël. Mais vous avez aussi un certain nombre de colons qui sont là pour des raisons de qualité de vie. Je pourrais dire, parce que le gouvernement d’Israël […] peut par exemple proposer des taux des prêts immobiliers avec des taux avantageux, voire subventionnés.”
En Europe, les foires immobilières continuent, bien que beaucoup plus discrètes sur la politique israélienne et la colonisation en Cisjordanie. En juin c’est à Nice et à Marseille que seront organisés de nouveaux événements, loin des protestations quotidiennes qui continuent d’animer la communauté internationale et alors que le Haut-commissaire des Nations unies aux droits humains Volker Türk publiait en février 2024 dans son rapport que 24 300 unités de logement avaient été construites entre novembre 2022 et octobre 2023 en Cisjordanie. Le nombre le plus élevé jamais enregistré depuis le recensement de l’ONU en 2017.
Thibault Izoret